José Lodewick:  

Il n’y a pas que le saumon qui se fume

Institut für Graffiti-Forschung

Pour aborder ce sujet délicat, parlons France, prétexte à introduction, sans plus. Et inspirons-nous, à l’instar du créateur du premier pochoir présenté ci-dessus, de la série de BD peu orthodoxe « Sœur Marie-Thérèse ». Le pochoir suit une double inspiration : la bande dessinée et - partiellement - le slogan politico-sociologique « Libérez Marie-Jeanne, enfermez Jean-Marie ! », slogan de la fin du millénaire passé ou même du début de celui-ci. Slogan hexagonal par excellence puisque dans sa version complète, il associe la libéralisation de certaines ( ?) drogues avec l’arrestation du leader politique de l’extrême droite française Jean-Marie Le Pen.
Ici seule Marie-Jeanne m’intéresse ; je ne fais d’ailleurs que suivre la voie ouverte par le pochoirtiste puisque lui aussi s’est arrêté à la première moitié de l’appel.
Phénomène de société, la drogue est omniprésente (inutile d’épiloguer), elle est donc aussi dans la rue et même… sur les murs ! Et voilà comment en l’espace de quelques lignes, le thème est lancé. 

Mais je sens malheureusement l’amalgame proche et, partant, facile (mais là, désolé, je n’y puis rien, je ne suis pas le nettoyeur des consciences, le fossoyeur des dérives). Et je les entends déjà les pères-la-morale : qui dit jeune à casquette et pantalon large, qui dit hip-hop, qui dit rap, qui dit pochoir… dit drogue. Tu y vas fort, l’ami… ! Un peu rapide comme déduction.
Parce qu’à amalgame, amalgame et demi ! Un exemple absurde parmi tant d’autres : quand un pochoirtiste bombe une tête de faon, ça signifie donc pour toi – ô Grand Prêtre de la Sainte et Saine Ethique - qu’il bouffe du gibier à tous les repas ??? Allons, allons, soyons sérieux ! Ne tombons pas dans ce piège : Jean-Marie n’est vraiment pas loin avec de tels raisonnements.
Je ne conteste évidemment pas la présence - parfois pesante - de joints, pétards et autres scènes de défonce sur les murs des villes et force est de constater que, géographiquement, elle se décline dans toutes les langues, cette drogue : France, Belgique, Pologne, Autriche, Pays-Bas, Italie, Allemagne, Espagne,… aucun pays n’y échappe. Mais de là à généraliser et à extrapoler, voilà bien un pas que je ne franchirai pas ! Je ne suis pas César, moi, ni con cramoisi (comprenne qui pourra).

Eteignons donc nos joints, attachons nos ceintures, reprenons nos esprits et essayons d’aborder le thème annoncé avec toute l’objectivité souhaitée ou souhaitable.
Première constatation : la nette distinction entre les drogues dites douces et « libéralisables » et les autres. S’ils vantent les vertus de Marie-Jeanne, les murs sont beaucoup moins chauds et tournent sept fois le ciment entre leurs briques avant de conseiller l’utilisation des autres stupéfiants. Je n’ai trouvé que de rares évocations d’autres produits… et encore : mon interprétation est totalement subjective. Les pochoirs que j’ai retenus n’ont peut-être pas leur place dans un article consacré aux stups. 
Un petit mot d’explication pour justifier leur présence quand même : 
Le terme « woda » signifie « eau » en polonais, mais il renvoie aussi à un diminutif mieux connu… chez nous : la wodka.
Le personnage lançant un tonitruant « aaaalkohol » est-il en manque ? 
La lame de rasoir surmontée du mot allemand « Lust » (l’envie ou le plaisir) permet de s’en payer une petite ligne.

« Milky way » s’emploie fréquemment dans un contexte de voyages dans une autre dimension, celle de notre voie lactée. A titre d’anecdote, c’est ainsi qu’on désignait au XIXe siècle l’absinthe en Louisiane.
Quant au « white-spirit », il n’est pas seulement utilisé le dimanche par les bricoleurs comme diluant; les toxicologues aussi le connaissent et le classent parmi les solvants, au même titre que les colles et l’éther. 

Abstraction faite de ces quelques exemples, reste donc le cannabis, rien que le cannabis, mais tout le cannabis. Et je vous invite à faire le tour du propriétaire.

Braquons d’abord les projecteurs sur la matière première, sur la feuille elle-même. Trois modes de présentation. D’abord le style naturaliste : la feuille semble sortir tout droit d’un herbier ; c’est simple, c’est net, c’est quasiment scientifique : feuille pennée avec ses sept (parfois neuf) folioles. La première illustration pousse le réalisme jusque dans le choix de la couleur verte ; la seconde feuille se contente de la peinture la plus courante sur les murs, le noir. On passe ensuite à un dessin légèrement « stylisé » : la feuille prend un peu de distance par rapport à sa nudité botanique ; on lui donne des couleurs, le rouge ici, et des allures de jeune athlète, de danseuse ; élégante, sportive, elle attend les trois coups ou l’ordre du starter. Ou alors on pousse, c’est la franche caricature : personnification avec une paire d’yeux exorbités – pour cause ! - et une autre de jambes lui permettant de tenir debout.

Pas besoin d’autres informations pour faire passer le message : même le botaniste le moins averti ne confondra plus cannabis et marronnier ! 

Et pourtant on rencontre une version plus explicite : dessiner, c’est bien, nommer c’est mieux. Et de l’objet, on ne retient que la version abstraite, non visuelle. C’est le règne du mot qui détrône l’image. 
Hanf lit-on en allemand sur un mur viennois ; 
herbaty orne en capitales rouges un encadré destiné aux lettrés polonais à Varsovie ; 
un peu plus subtil et en anglais, un gâteau d’anniversaire plutôt « spécial » a été décoré des mots space cakes et lancé dans l’espace aérien bruxellois.

Et pour ceux qui n’auraient pas encore compris (ils ne doivent plus être qu’une poignée sur la planète): on illustre le produit fini, prêt à la consommation ; en un mot comme en cent : le joint proprement dit, roulé, se consumant, fumé ou fumant. J’ai même trouvé une allusion à ses propriétés thérapeutiques : après les vitamines B, C, pourquoi pas la H ?

Après avoir ainsi approché le produit à consommer, essayons de cerner le consommateur. Et la première question qui vient à l’esprit : y a-t-il un profil du fumeur-type ? Non, aucun indice ne permet de privilégier certaines pistes ou d’en écarter d’autres : et les murs tiennent compte de cette réelle « diversification de l’espèce ». Voici quelques exemples - je ne parlerai donc pas de types - nullement représentatifs d’une catégorie sociale particulière. 

Se côtoient confraternellement et en toute simplicité cinq jeunes à la coiffure « allure punk », le joint aux lèvres : le premier à la mine inspirée, le deuxième se dissimule les yeux derrière des lunettes noires, le troisième n’a manifestement pas trouvé de lunettes suffisamment larges pour abriter un regard déjà bien vague ; quant aux deux derniers, manifestement issus du même groupe (et réalisés par le même pochoirtiste), ils ont un petit côté « chébran » assez sympathique.

Vient ensuite une galerie de personnages plus inspirés : le jouisseur-penseur-méditatif qui serre entre l’index et le majeur une cigarette bien étrange d’une forme conique caractéristique ; le jouisseur-hagard-défonce-totale qui ne quitte plus son joint avant qu’il ne lui brûle littéralement les lèvres ; le jouisseur-penseur-admiratif qui s’émerveille sur les vertus euphorisantes d’un pétard fumant : le monde lui appartient !

D’autres personnages moins humains, plus proches des animaux de BD, sont également adeptes de la chose et ne s’en privent manifestement pas.

Quant aux trois personnages suivants, sont-ils de vrais adaptes de la fumette ? Rien ne permet de le dire (attention à l’amalgame dénoncé en introduction). Le premier, souris aux lunettes de soleil et bombeur de son état, pourrait très bien s’offrir une banale cigarette ; le second, braquant un revolver sur une hypothétique victime, ne fait que porter un t-shirt arborant une feuille de cannabis sur la poitrine, mais est peut-être un abstinent total ; quant au troisième, ne se contenterait-il pas tout simplement d’allumer une bonne vieille pipe en toute innocence ? Avocats de la défense (pas de la défonce) à vos plaidoyers : les thèmes que vous pourriez développer sont légion : de « l’habit ne fait pas le moine » au « il n’y a pas de fumée sans feu » en passant par « les apparences sont trompeuses ».

Autres considérations plus sociales maintenant avec leurs conséquences logiques dans le cadre d’une libéralisation générale des mœurs. Puisque c’est bon et que tout le monde s’y adonne, exigeons la légalisation : la feuille de cannabis n’est plus seule sur les murs, elle est accompagnée. Un slogan lapidaire vient ponctuer les revendications: « legal » et « legalise » en anglais, « vrij » en néerlandais, « légalisez-moi » ou « libérez Marie-Jeanne ».

Parfois le message accompagnant la feuille invite au voyage, là aussi plus ou moins explicite ou initiatique : le surf (la grande divagation) est « cool » ; la ville française d’Albi est fleurie (venez-y, vous en trouverez à tous les coins de rues) ; l’adresse internet polonaise est bien réelle : le voyage n’est plus qu’à un clic de souris (au risque de décevoir les amateurs, le site propose en polonais et en anglais des produits… cosmétiques ! La rue ruse !)

Bref, on pourrait dire que tout baigne, que la consommation de cannabis devrait même être remboursée par la sécurité sociale et que son commerce est juteux comme l’indique le pochoir suivant :



Et pourtant, il y a un hic, un sérieux bémol ; car une fois de plus l’amalgame guète. Une mise en garde s’impose. Ne confondons pas ! Si d’aucun souhaite une tolérance généralisée à l’égard de l’herbe, on ne plaisante pas avec la drogue, avec les drogues « dures » s’entend ! L’association de la seringue et de la tête de mort est claire : les slogans le sont tout aussi.
No comment.

Qui disait qu’on n’avait pas compris ?
Qui disait : tous des pourris ?
Qui disait : …


 

Mes articles sont hébergés par le site de l’Ifg (Institut für Graffiti-Forschung) de Vienne (Autriche).
Avec tous mes remerciements à Monsieur Norbert Siegl, son directeur.

Überblicksseite über alle bisherigen Webpublikationen Herrn Lodewicks: http://graffitieuropa.org/pochoirs.htm

©2005: José Lodewick 34 rue du Merlo B – 1180 Bruxelles Belgique 02.376.49.49